La notion de pervers narcissique est en train de prendre un tour qui m’effraie, entre l’insulte et la tarte à la crème. Beaucoup de personnes s’en emparent et c’est tant mieux, parce que se remettre à penser est un des moyens de sortir de la confusion de l’emprise, mais certains s’en emparent sans discernement, plaquant un diagnostic de perversion narcissique sur le premier emmerdeur (ou la première emmerdeuse) venu(e). Aussi faut-il introduire un peu de diagnostic différentiel [1].


L’emprise n’est pas générée que par les pervers narcissiques. J’ai repéré, dans ma pratique clinique, trois autres types de personnalité qui génèrent et entretiennent de type de lien.


La personnalité paranoïaque. Elle se décrit classiquement comme étant porteuse de quatre traits : la méfiance, l’orgueil, la psychorigidité (la fixation de principes rigides et le fait d’être têtu) et la fausseté du jugement (l’interprétation du réel sur un mode – justement – paranoïaque). Pour la personnalité paranoïaque, qui n’est pas avec elle est contre elle : toute tentative de lui expliquer que son point de vue est peut-être erroné sera perçue comme un signe de collusion avec le « complot ». Qui plus est, le raisonnement paranoïaque est logique et cohérent, son vice fondamental étant qu’il est fondé sur des prémisses fausses.

Toute personne souhaitant (ami, amour…) ou étant obligée (relation de travail…) de maintenir une relation avec une personnalité paranoïaque se trouvera dans « l’obligation » de ne pas la contredire, ce qui l’amènera à faire/dire/ressentir/penser des choses qui lui sont étrangères, et à renoncer à des pans entiers d’elle-même, ce qui est une des définitions de la relation d’emprise.

Pour peu que la relation soit forte (amour ou admiration sans bornes par exemple) on n’est pas à l’abri alors du phénomène de « délire à deux » décrit au début du XXe siècle par les psychiatres Sérieux et Capgras. Dans le délire à deux, la personne saine se met à adhérer aux thèses délirantes du paranoïaque, comme on peut le voir dans les phénomènes sectaires, dans des mouvements politiques extrêmes et délirants (3e Reich par exemple) mais aussi dans des sphères beaucoup plus privées, au travail et dans les relations amicales, familiales ou amoureuses.


La personnalité obsessionnelle. La personnalité obsessionnelle est rongée par une angoisse intense qu’elle tente de contenir en étant excessivement contrôlante, organisée, pointilleuse, maniaque, déraisonnablement perfectionniste, néophobe (effrayée par la nouveauté) et têtue (très têtue). Toute personne rentrant en relation avec une personnalité obsessionnelle se verra tôt ou tard contrainte de se soumettre à ses multiples fixations, obsessions et maniaqueries, si elle veut éviter une vie d’arguties et de disputes sans fin pour des détails. Elle sera donc amenée, elle aussi, à renoncer à des pans entiers d’elle-même pour faire/dire/penser ce que l’obsessionnel attend d’elle. Comme à chaque fois, plus la relation est forte (amour, amitié, admiration sans bornes) plus l’emprise sera forte.


La personnalité passive-agressive. Les personnes passives-agressives ont dû, souvent pendant l’enfance, s’opposer à un parent qui faisait beaucoup trop pression sur elles pour qu’elles soient conformes à son désir (violence verbale ou physique, mais aussi pression excessive pour les résultats scolaires ou quoi que ce soit d’autre). Quand elles n’ont pas pu s’opposer activement et exprimer leur colère, elles se sont mises à s’opposer passivement, en « ratant », « oubliant », « sabotant » etc.

Adultes, ces personnes cherchent à se remettre dans le même système, celui de la résistance passive. Il leur faut donc une pression (qu’elles vont créer !) à laquelle elles vont pouvoir résister.

Le piège de la relation passive-agressive fonctionne en deux temps. Dans le premier, la personne va par exemple se montrer charmante (suscitant le désir de la fréquenter, ou de rentrer en amour) ou en détresse (suscitant le désir de l’aider) … de façon à déplacer son désir à elle (celui de construire une relation amoureuse ou d’être aidé) chez l’autre. Une fois ce désir créé chez l’autre, elle va se mettre à y résister. L’autre n’y comprendra plus rien, et il est fréquent qu’il (ou elle) se mette à « courir après » et à faire pression pour pouvoir réaliser ce qui au départ était le désir… de la personne passive-agressive. On constatera alors les caractéristiques de la relation d’emprise : confusion mentale, obsession, « pliage en quatre » pour se conformer à ce qu’on imagine que l’autre attend (et qui n’est jamais énoncé clairement), renoncement à soi…


Bien sûr, les personnes acceptant de rentrer dans des relations d’emprise sont souvent prêtes à payer très cher le fait de se sentir aimées ou appréciées. Souvent, elles ont la croyance qu’on ne peut pas les aimer comme elles sont, sans conditions, et elles sont prêtes à « travailler » très dur pour qu’on les aime. Une fois l’emprise identifiée, c’est l’acceptation tendre d’elles -mêmes qui sera leur porte de sortie. Et le constat qu’il vaut mieux parfois être seul(e) que mal accompagné(e)…



[1] Anne Clotilde Ziégler, Pervers narcissiques bas les masques, Paris, Solar, 2015